Les Organisations Non Gouvernenmentales (ONG) Transparency International France (TI-F), Sherpa, l’Association Droits de l'Homme en Asie Centrale (AHRCA), International Partnership for Human Rights (IPHR), lnternational State Crime Initiaitve (ISCI), Uzbek Forum for Human Rights (UFHR) , et le Civil Forum on Asset Recovery s'inquiètent vivement de l'opacité des négociations franco-ouzbèkes pour la restitution des « biens mal acquis » de Gulnara Karimova, fille de l’ancien-président, à l'Ouzbékistan. Ces préoccupations portent tant sur l’absence de garantie quant à la supervision du processus de restitution par les autorités françaises que sur le manque de transparence quant au déboursement et au suivi des fonds en Ouzbékistan.
Jeudi 14 mai, les autorités ouzbèkes ont annoncé avoir reçu de la part de la France, 10 millions de dollars au titre de la restitution d'avoirs « illégalement acquis » par Gulnara Karimova. Cette annonce résulte de la décision rendue le 9 juillet 2019 par la justice française confisquant les biens acquis par Gulnara Karimova avec de l’argent issu de la corruption et ordonnant leur restitution, à titre d’indemnisation, à la République d’Ouzbékistan qui s’était constituée partie civile. Gulnara Karimova - qui purge actuellement une peine de prison en Ouzbékistan - est poursuivie dans plusieurs autres pays pour avoir sollicité des pots-de-vin d’un montant de plus d’un milliard de dollars auprès de trois sociétés de télécommunications.
Cette première restitution par la France aurait pu être l’occasion de la mise en place d’un mécanisme transparent afin que les avoirs retournés profitent in fine à la population ouzbèke. Il n’en fut rien.
La confiscation des trois propriétés françaises de Gulnara Karimova a été décidée dans le cadre d’une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), sorte de « plaider coupable » à la française. A un procès en audience publique s’est substituée une négociation à huis-clos entre les autorités judiciaires françaises, le représentant légal des trois sociétés civiles immobilières ayant acquis des biens immobiliers au nom de Gulnara Karimova et l’Etat ouzbek. L’accélération de la restitution des avoirs de Gulnara Karimova s’est ainsi faite aux dépens de la transparence. L’ONG Sherpa, partie civile depuis 2014 dans cette affaire, n’a pu être présente lors de la conclusion de l’accord d’homologation de la CRPC, l’ONG s’étant vu provisoirement refuser le renouvellement de son agrément pour lutter contre la corruption.
Pour Marc-André Feffer, Président de TI-F, «le manque de transparence inhérent à cette restitution est dommageable et paradoxal. Dommageable car il n’existe à l’heure actuelle aucune garantie que cet argent soit bien affecté au bénéfice des populations spoliées. Paradoxal, car TI-F conduit actuellement auprès du gouvernement français un plaidoyer visant à l’instauration d’un dispositif de restitution responsable des biens mal acquis. Un tel dispositif se doit d’être transparent, redevable et impliquer des ONG françaises et locales de façon à garantir que les fonds restitués soient alloués à des projets bénéficiant aux populations».
Cet épisode tranche avec la récente dynamique amorcée par la France en la matière et retentit comme une occasion manquée pour les autorités françaises d’être exemplaires dans la lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent.
«Les affaires des « biens mal acquis » ont démontré l’importance du rôle des ONG. A l’origine des procédures judiciaires par la constitution de partie civile lorsque le parquet est inerte, celles-ci sont également garantes de la transparence et du bon déroulement des procédures. Le rôle des ONG et de la société civile est également essentiel au moment d’envisager la restitution des avoirs dans des pays qui n’offrent pas nécessairement des garanties d’exemplarité » indique Franceline Lepany, Présidente de l’ONG Sherpa.
Malgré le récent changement de puissance, l’Ouzbékistan demeure classé 153ème sur 180 pays par l’indice de perception de la corruption de Transparency International. Les sociétés civiles ouzbeks et françaises insistent donc sur l’importance des garanties de transparence, de redevabilité et d’intégrité de la restitution des fonds afin de s’assurer qu’ils ne retombent dans les circuits de la corruption.
Aujourd’hui, force est de constater que de telles garanties minimales ne sont pas réunies. La CRPC négociée en 2019 portait sur plusieurs dizaines de millions d'euros, soit une partie mineure des quelques 1,3 milliard de dollars que Gulnara Karimova est suspectée d’avoir acquis illégalement et investis à l’étranger. Malgré l’importance des sommes en jeu et les soupçons sur l’implication de plusieurs haut-fonctionnaires ouzbeks dans les schémas de corruption litigieux, la France n’a fourni aucune information sur le processus de restitution tandis que les autorités ouzbeks se sont bornées à indiquer que ces 10 millions de dollars restitués allaient être « transférés dans le budget d'Etat de l'Ouzbékistan ».
Selon Nadejda Atayeva, Présidente de l’Association Droit de l’Homme en Asie Centrale, «faute de transparence et de redevabilité, le risque que les avoirs restitués soient détournés et de nouveau blanchis n’est pas négligeable. Cela constituerait un dangereux précédent de restitution non seulement par la France, mais également par d’autres pays voisins, d'avoirs issus de la corruption à des régimes autoritaires. Ce, malgré les alertes de plusieurs organisations internationales et non gouvernementales sur les lacunes de la gouvernance en Ouzbékistan, en particulier concernant certains fonctionnaires hauts placés ainsi que certains membres de la famille proche du Président. »
La Suisse, également sur le point de restituer à l’Ouzbékistan plusieurs millions d’euros confisqués à Gulnara Karimova, a fait le choix d’un minimum de transparence en accompagnant la décision de confiscation d’un communiqué de presse annonçant la restitution des fonds confisqués. Dans ce contexte, l’actuelle restitution par les autorités françaises crée un précédent inquiétant.